La violence symbolique en ville

On retranscrit ici un article des copains du Coupe Gorge qui traite de gentrification, d'embourgeoisement et de luttes urbaines. Si vous cliquez ici, vous irez directement sur le site du Coupe Gorge où vous pourrez écouter l'émission de radio dédiée à ce même sujet. En préambule de cet article, on met un petit texte, à l'origine une chronique radio, écrite à l'ouverture du Guantanamo.

Pour aller un peu plus loin, vous pouvez jeter un oeil à Urbaniser pour dépolitiser de Jean-Pierre Garnier ou aux autres revues sur l'urbanisme du site Infokiosques.net.

Bonne lecture !

Ode aux ruelles

J’arpente, j’use mes souliers, mes guibolles me traînent et mon esprit vagabonde. Le bruit des automobiles dans les oreilles, leur gaz carbonique dans mes poumons. Je suffoque mais bon D. j’aime ça, j’aime la ville, j’aime l’urbain. J’aime ses candélabres et son macadam. Alors je me pavane et me glisse dans chacun de ses interstices. Tantôt tête baissée sur les grands boulevards, les yeux fixés sur mes godillots, tantôt tête dans les nuages, le menton haut et le regard volatile. Clermont je t’aime. Bougnat d’adoption, converti à la pierre de Volvic. Converti donc radical. Démarche convaincue, rien à faire du passage piéton, le bonhomme rouge ici c’est moi. Alors l’homme pressé me klaxonne. Il a rendez-vous, pour produire des richesses m’a-t-on dit. Apparemment la croissance, c’est lui. La France qui se lève tôt roule à toute allure. Mais moi je me lève quand le cœur m’en dit. Moi je n’ai pas de montre au poignet parce que je me moque du temps qui passe. Alors je prends le temps, parce que je n’ai que mes panards pour me mouvoir. Je ne roule pas à 60 à l’heure, alors j’ai le temps de m’émouvoir. J’ai le temps de me dire, pourquoi celui-ci dort sur le trottoir, pourquoi celle-ci n’a pas de toit au-dessus de sa tronche. Mais je ne suis pas mieux qu’un autre, alors j’accélère le pas et détourne le regard. Je marche, j’aimerai courir mais j’ai les jambes coupées. J’arrive au rond point, celui de la Banque de France, tu connais ? Je passe en plein milieu. L’homme qui produit de la richesse m’accable. Je continue sur l’avenue. Ici c’est Chamalières, la ville de Giscard m’a dit l’autre. Quelques pas plus tard je tombe nez à nez avec une petite ruelle. Sans nul doute il doit y faire bon vivre. En fait il y faisait bon vivre. Mais les faiseurs de ville en ont décidé autrement. Alors ils ont cassé la serre, contre l’avis des habitants. Ils ont détruit le lieu où on récoltait les fruits de la terre, parce que c’était contraire à leurs plan d’urbanisme. Ils sont les sachants, alors ils se moquent de ce que pensent les riverains. Les autorités compétentes ont des bulldozers, les voisins n’ont plus qu’un vague souvenir du pouvoir qu’ils ont délégué avec joie à leurs bourreaux. Puis les planificateurs ont entrepris de casser des bâtiments, parce qu’ils n’étaient pas assez prestigieux pour leur entrée de ville, comme ils disent. C’était sans compter sur une bande d’allumés, partie prenante de la CLÉ, la campagne de le libération des espaces. Le verrou de l’immeuble avait sauté depuis belle lurette. Du coup les mal élevés ont réquisitionné l’immeuble. Pour quoi faire ? Pour dire non mon pote. Non aux logements vides pendant que certains de nos congénères dorment sur les trottoirs. Les professionnels de l’urbain veulent casser des logements décents pour construire des logements sociaux disent-ils, mais pas n’importe lesquels. Des PLS, Prêt locatif social. C’est-à-dire du logement social pour les classes moyennes, histoire de combler le manque de logement social sans pour autant se cogner des pauvres. Pratique, on se donne bonne conscience tout en laissant les miséreux sur le trottoir. Mais la CLÉ a dit non. La CLÉ a pris possession des lieux pour donner un toit aux marmiteux. Tant qu’il y aura des gens à la rue et des logements vacants, il y aura réquisition. En tous cas je l’espère. Je perdais foie en l’humanité. Mais une bande de marginaux terroristes anti républicain a pris les devants. Vive ceux qui contrarient les plans des technocrates lorsqu’il s’agit de rendre justice. Ce lieu a pour nom Le Guantanamo, allez savoir pourquoi. Toujours est-il que Le Guantanamo c’est une réponse aux événements qui se sont déroulés en septembre dernier place de Jaude. Parait-il que cette réponse est illégale. Je la trouve néanmoins légitime. Longue vie à cet espace. J’ai la chance d’avoir un toit au-dessus de ma tête et tant que tout le monde n’aura pas cette chance je prendrai fait et cause pour chacune des réquisitions. Vive la CLÉ et vive Le Guantanamo.


La violence symbolique en ville

Gentrification bulldozer

« Détruisez les prisons, pas les maisons »

Définition de la violence symbolique

La violence symbolique a été théorisée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dans leur ouvrage La Reproduction publié en 1970. Pour les deux sociologues, la violence symbolique est une théorie qui permet l’objectivation de la hiérarchie sociale. Elle permet de la rendre légitime – autrement dit « normale » – aux yeux de tous, et tout particulièrement aux yeux de ceux qui la subissent, à savoir les classes dominées. La violence dite symbolique est une forme d’intériorisation du statut de dominé par les dominés.

Elle permet l’institutionnalisation d’un pouvoir qui parvient à s’imposer en dissimulant les rapports de force qui le sous-tendent par l’intériorisation profonde de la place occupée dans la société.

Nous pourrions donc qualifier cette violence symbolique d’infra-consciente en ce sens où la hiérarchie sociale n’a pas à être explicitement établie pour être ressentie. Elle exerce la fonction d’un maintien de l’ordre, sans que le sujet qui l’exerce ni celui qui la subit ne s’en aperçoive consciemment.

Le couple de sociologue Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot se sont quant à eux penchés sur le sentiment d’infériorité ou d’insignifiance qu’accompagne la violence symbolique en fonction de qui la dicte, qui la subit. Ils évoquent la « timidité sociale » comme facteur inhérent au respect des hiérarchies sociales en pratique « même si elles sont idéologiquement contestées. » D’ailleurs, il faut que les classes dominées soient « intimidés par l’univers des dominants. La timidité sociale est l’une des armes les plus sûres du maintien de la domination et des hiérarchies. » [Michel et Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches, éd. Zones, 2013]

Reste alors à étudier les processus suivant lesquels s’épand cette violence symbolique. Comment parvient-on a faire intégrer aux classes dominées leur statut sans que celles-ci ne s’emploient à ébranler le système ? Comment la domination symbolique régie finalement un processus auto-réalisateur, en ce sens où les franges dominées de la hiérarchie sociale portent en elles-mêmes les conditions de leur reproduction ?

 

Mise en application : l’instauration et le partage d’un modèle unique

« Le propre des dominants est d’être en mesure de faire reconnaître leur manière d’être comme particulièrement universelle. » [Pierre Bourdieu, La domination masculine, éd. Seuil, 1998]

Les sociologues Pierre Bourdieu et Luc Boltanski montrent dans leur ouvrage La production de l’idéologie dominante, paru en 1973, le glissement qui a transformé les systèmes de domination classiques et rigidement conservateurs, basés sur un déterminisme des positions sociales inaltérable et sur une coercition des corps (système de domination ayant fait le propre des dictatures du 20ème siècle) à des systèmes de domination plus subtil. On évoque alors le passage de la coercition des corps à la coercition des esprits.

Dès l’entre deux guerre, mais principalement pendant la deuxième moitié du 20ème siècle, des groupements d’intellectuels porteurs d’une idéologie politique consensuelle et progressiste, récusent l’héritage idéologique du passé et prônent le progrès et la croissance libérale comme seule voie possible au développement de la société.

Pour que ces idées soient considérées viables et qu’elles ne fassent pas trop d’émules lorsqu’on se sera rendu compte que croissance et progrès ne riment pas automatiquement avec bien-être social, il faut parvenir à délier l’idée de celui qui l’énonce. Car si les pourfendeurs de ces idéaux sont seuls ceux qui y trouvent leur intérêt, autrement dit les fractions dominantes de la société, l’insurrection populaire frappe à la porte.

Bourdieu et Boltanski identifient alors ce qu’ils appellent les lieux neutres. On peut rapporter, à titre d’exemple, les Grandes Ecoles d’Etat, où l’homogénéisation des modes de penser s’opère dès la sélection d’entrée, puis par l’enseignement dispensé. Le mode de pensé se diffuse ensuite « naturellement » par l’affectation des jeunes diplômés aussi bien dans les grandes institutions d’Etat qu’à la tête des groupes privés de l’information, de la construction, etc. Un autre exemple est celui des plateaux télés, très savamment analysés par les deux sociologues. Prenons l’exemple du débat politique. Premièrement, des limites au débat auto-instituées s’exercent sans qu’elles ne soient jamais questionnées. Qui, par exemple, pour remettre en question la légitimité du système démocratique représentatif à la télé ? Deuxièmement, la neutralité du journaliste-juge ne peut, dans le cadre télévisuel – c’est  à dire dans les règles établies par l’institution télévisuelle – être remise en question. Elle est donc, aux yeux du spectateur comme à ceux des participants au débat, évidente. Au même titre d’ailleurs que l’égale répartition des temps de parole dont on ne demande pas sa justification dans un débat confrontant un énarque rhétoricien à un délégué syndical ouvrier chez PSA.

C’est par ces systèmes de diffusion de l’idéologie dominante, par l’« inquestionnabilité » qu’impose la rhétorique de l’évidence pratiquée dans ces lieux neutres (voir à ce titre les travaux de Marianne Doury) que le débat sur le mariage gay s’est cloisonné aux camps du « pour » et du « contre ». Qui, alors, pour évoquer la remise en question de l’institution du mariage ? Qui pour rappeler son histoire, la constitution de la famille nucléaire, la construction du patriarcat ? L’histoire de la structure familiale « moderne » est une histoire entachée d’intérêts liés à la rentabilité de la production économique. En limitant le débat national à l’approbation ou la désapprobation du mariage gay, l’idéologie d’Etat à insidieusement attesté que le peuple approuvait l’Institution du mariage, pourtant un objet – parmi d’autres – de son propre asservissement à l’ordre de la productivité, de la consommation, de la rentabilité.

Le lieu neutre est finalement un outil déliant entre idéologie dominante et classe dominante. Il permet ainsi de faire de l’idéologie dominante une idéologie portée par tous, une idéologie universelle.

Comment dès lors penser la domination lorsque les outils de lectures de la société sont ceux imposés par les classes dominantes.

 

La Nouvelle Petite Bourgeoisie Intellectuelle : définition et manifestation urbaine.

La gentrification est un phénomène qui trouve de plus en plus d’écho, particulièrement dans les formations et dans les métiers liés à l’aménagement des villes. Souvent rapporté au « bobo », vilain gentrifieur, le processus de gentrification peine à trouver une exacte définition, et génère par conséquent un flou trop peu souvent mis en débat.

Avant de parler de gentrification, il convient de définir ce que Pierre Bourdieu, puis Jean-Pierre Garnier nommèrent la nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle – la NPBI par commodité. La NPBI à cet avantage qu’elle propose une définition plus limité, plus juste, et plus précise que le terme « bobo » qui lui renvoie à des goûts, des modes ou des pratiques très diverses.

La NPBI qualifie cette population ayant accédé aux professions nouvelles de la santé, du travail social, et particulièrement de la culture, de l’art, ou de l’information à partir des années 70. La NPBI s’est révélée lors du mouvement révolutionnaire qui a agité la fin des années 60. Influencés par les théories socialiste, communiste ou anarchiste, étudiants et militants se soulèvent et portent sur la sellette l’idéologie d’Etat.

Parallèlement aux émules de cette masse étudiante et militante potentiellement révolutionnaire émergent les premières violences urbaines. Quoi de mieux, alors, pour le gouvernement, que d’occuper cette jeunesse subversive mais hautement diplômée qu’à l’étude des problèmes de banlieues ? L’Etat s’assure à la fois la neutralisation du potentiel révolutionnaire de cette jeunesse turbulente en la ralliant au système et la résorption du mal être de la banlieue, tout en garantissant aux jeunes diplômés agités une carrière professionnelle stable et salutaire, que certains de rechignent pas à accepter.

Du plan social et politique, on est passé au plan culturel et urbain. Et certains militants ou universitaires qui s’étaient engagés pour les luttes urbaines se retrouvent dans les préoccupations pour le cadre de vie, oubliant la question sociale. Il n’est plus question de combattre la pauvreté ou les inégalités sociales mais d’embellir la ville et d’y assurer  la mixité sociale. Se faisant, la petite bourgeoisie intellectuelle s’est progressivement faite l’alliée objective de la bourgeoisie, passant, comme le dira Bourdieu, de la frange « dominante des classes dominées » à la frange « dominée des classes dominantes ».

Cependant, ne disposant ni des capitaux économique et social suffisant pour imiter la bourgeoisie mondaine dans les proches banlieues huppées la nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle tranche avec le mode de vie urbain de l’élite pour préférer le pittoresque des vieux centre-ville populaires. Le mythe du « quartier-village », vient en appui à ces représentations. La Culture avec un grand « C » devient l’appât de la NPBI.

Le but est de donner une place à la NPBI en pleine ascension. La digestion de la subversion par son cantonnement au secteur culturel permet ainsi opération de séduction de la petite bourgeoisie intellectuelle par la bourgeoisie qui double la stratégie de ralliement politique et social : l’attirer dans de nouveaux quartiers où elle est appelée à remplacer progressivement les classes populaires.

La reconquête du centre ancien de Paris commence alors avec l’une des premières démolitions d’îlots dits “insalubres” sur le plateau Beaubourg. Et en même temps, le Centre Georges Pompidou se consacre aux aspirations de la NPBI, à travers l’évolution du Centre de création industrielle (CCI) qui en fait partie. Le CCI fait entrer l’objet manufacturé au rang d’œuvre d’art et intègre progressivement des éléments de réflexion critique sur ce type d’objet, tout en le dépolitisant. On s’interroge désormais sur le rapport individuel à l’objet de consommation sans remettre en cause le mode de production de cet objet et les rapports d’exploitation et de domination qu’il nécessite.

Pour Jean-Pierre Garnier “Beaubourg et plus particulièrement le CCI participent d’une stratégie idéologique à long terme qui s’inscrit dans un projet politique global qui, depuis ‘l’alerte’ de 1968, apparaît de plus en plus comme le ‘grand dessein’ des dirigeants éclairés de la classe dominante : le ralliement de la nouvelle petite bourgeoisie née du développement du mode de production capitaliste et appelée à remplacer l’ancienne petite bourgeoisie comme classe d’appui de la bourgeoisie […] À la ‘révolution culturelle de mai’, elle va répondre en mettant précisément ‘la culture’ au poste de commandement ». [Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine, éd. Agone, 2010].

gentrifuckation

De la gentrification à la violence symbolique dans la ville : l’universalisation d’un modèle culturel et urbain

La NPBI construit et impose quasi inconsciemment une représentation de son lieu de résidence, pour en modeler les aspects les plus matériels comme les plus symboliques en fonction de ses attentes et de ses goûts. Elle impose sa vision du monde par l’aménagement de l’espace.

A travers la mobilisation le plus souvent non consciente et non intentionnelle de ressources abondantes et variées, les néo-petits-bourgeois contribuent au rétablissement de leur propre trajectoire socio-résidentielle. Ils construisent ainsi des référentiels imaginaires et des représentations propres de l’espace social comme physique, et forment inconsciemment un idéal-type urbain favorisant les pratiques particulières et souvent ségrégatives.

« Dans l’aménagement et la décoration, comme nous le rapporte l’excellente étude d’Anaïs Collet, les gentrifieurs recherchent avant tout la personnalisation et l’originalité, tout en combinant des références à l’architecture industrielle et au style bourgeois ancien. Leurs réalisations conduisent à l’élaboration d’une esthétique particulière, marquée par l’hybridation entre le populaire et le distingué. Aux étagères lourdes de livres et de verroterie ancienne, se mêlent ainsi un pot de fromage blanc de collectivité transformé en lampe, un rétroviseur en guise de miroir, un présentoir à cartes postales garni de copies de tableaux de maîtres ou de photos d’art. Ils allient avec méthode l’épicerie bio, les commerces de bouche du marché du dimanche et la librairie avec les puces pour les habits des enfants, le marché maghrébin du vendredi pour les « tombés du camion » et les commerces ethniques pour quelques produits repérés (tarama, épices). Ils signalent ainsi à la fois leur aisance et leur distance à l’égard de l’environnement populaire. » [Anaïs Collet, Montreuil : le 21ème arrondissement de Paris ? Actes de recherche en sciences sociales n°195, 2005]

L’espace physique façonné par le réaménagement d’usines désaffectées en loft, le détournement d’objets urbains en objets décoratifs, l’implantation de commerces et de loisirs répondants aux aspirations de la NPBI, etc… créé un espace social réifié qui contribue à la reproduction des structures de pouvoir. Le quartier gentrifié devient le lieu de l’objectivation des hiérarchies établies entre les choses, entre les personnes et entre les pratiques.

Cet espace physique comme social devient la « norme objective », car la NPBI investit, grâce à son capital intellectuel, social et économique, l’avant-scène de la politique locale. Impliquée dans la municipalité ou alors active dans les milieux associatifs et culturels, elle diffuse les représentations de l’espace répondant à ses aspirations. Les images d’une ville propre mais vivante, reposante mais dynamique, confortable et exotique, innovante et respectueuse occupent panneaux publicitaires, tracts électoraux, campagnes de valorisation urbaines… et s’immiscent des les imaginaires des habitants. La ville dont aspire la petite bourgeoisie intellectuelle, devient la ville dont aspire tout le monde. Elle devient la ville universelle.